Un rendez-vous dans les beaux quartiers

La route qui grimpe jusqu'à Sacred Oaks serpente entre les villas et les manoirs ; en contrebas, la ville s'offre à la vue. D'ici, on n'aperçoit pas la crasse, la vermine qui suinte et le désespoir qui règne dans les rues. Toutefois, si le vice et le péché n'ont pas les même noms dans ce quartier, ils n'en sont toutefois pas absents. Là où les voyous de la banlieue sont motivés par le désespoir et la folie, ce sont ici l'appât du gain et la mégalomanie qui guident les pêcheurs.

Je m'approche de la gare, tout juste à l'heure. Mieux vaut ne pas trop traîner aux alentours : la voiture que j'ai volé quelques minutes plus tôt attire quelque peu l'attention, jurant avec les berlines et les voitures de sport qui roulent ici. Le vieux coupé devrait pouvoir faire le job sans nous laisser en rade, mais mieux vaut éviter d'avoir à effectuer une course-poursuite...

Sur ces pensées, j'arrive aux abords de la gare et je cherche des yeux mon équipier...

Sacred Oaks. L'endroit ou je devrais vivre. Bourgeois et jeunesse dorée, le bonheur d'un type comme moi. Sexe, drogues, et le rock 'n roll est accessoire. En parlant de ça, avant de me ramener j'ai choppé l'iPod que je m'étais promis. A Sin City, si tu prends la bonne ruelle, tu trouveras tout ce que tu cherches. Certes, je suis tombé sur un pauvre connard complètement pété en train de comater avec un iPod. Lui prendre ne m'occupa pas plus de 10 secondes.
Donc je me ramène au lieu de rendez-vous, écouteurs sur les oreilles, en train d'écouter du lourd. Ou c'est qu'il est le Greg? Je vois un vieux coupé qui fait un peu tâche dans le paysage, je te parie que c'est lui. Il devait barber une bagnole, et ça m'étonnerait pas qu'il ait choppé ce genre de truc.

Alors je m'approche du coupé, d'un pas nonchalant. Maintenant je peux me la péter, j'ai un flingue dans mon froc. Pas celui de l'inspecteur Harry, quelque chose de plus militaire, quelque chose de professionnel. Je vais pas te mentir, j'aime les gros flingues voyants qui en jettent, mais la par la force des choses je fais dans le sobre et efficace.
En approchant, je constate qu'il s'agit bien de Greg. Je retire mes écouteurs puis je tape un coup sur le toit de "sa" caisse.

-"Salut camarade. On est prêts?"

Aaron monte à bord avec un petit rictus, probablement à cause de la tronche de la vieille Pontiac. Qu'importe, je démarre en direction de notre cible. Après de très brèves salutations, j'expose les détails du plan :

"Fouille dans la boîte à gant, tu trouveras une copie du plan que m'a fourni Elroy. J'ai trouvé un moyen d'entrer. Le hall d'entrée est constamment occupé par un gardien, et les issues de secours ne semblent pas empruntables, mais l'entrée de service n'est pas surveillée. C'est par là qu'on entrera. Il faudra ensuite entrer dans la colonne d'ascenceur via une grille d'aération. On pourra alors grimper jusqu'à l'étage de l'appart et ouvrir les portes. J'espère qu'un peu d'escalade ne te fait pas peur. Il y a deux systèmes de détection un fois dans l'appartement : l'une fait sonner une alarme, nous aurons 30 secondes pour le désactiver à l'aide du code fourni par Elroy. L'autre est une alarme silencieuse qui téléphone à une société de gardiennage. Ces bourges ont les moyens de ne pas faire confiance à la police... Mais le coup de fil n'aboutira pas car nous aurons coupé la ligne avant d'entrer."

Je jette un coup à mon partenaire pour m'assurer qu'il digère les infos.

"Une fois à l'intérieur, il me faudra entre 10 et 20 minutes pour forcer le coffre et prendre le document. Pendant ce temps, après t'être assuré que le lieu est sécurisé, tu redescendras chercher la voiture et tu m'attendras à l'extérieur, en veillant à ce que la voie soit libre."

Je gare justement la voiture en bordure d'un parc, à quelques blocs de l'immeuble, afin de ne pas attirer l'attention.

"Des questions? C'est maintenant ou jamais."

[HRP : Désolé du retard, je fus occupé]

-"J'ai qu'une seule question : si le proprio se pointe, on a le droit de le descendre? Je veux pas aller en taule parce qu'un bourge quelconque a décrit mon faciès si particulier."

Il aura tout le temps de me répondre, en attendant je mate le plan qui était dans sa foutue boîte à gants. Son plan me paraît correct. Plan comme dans plan d'action, pas la foutue mappemonde tu m'as compris. Je sors de la bagnole en vérifiant ma pétoire. Beau quartier, y a pas à dire. Le mec ne s'emmerde pas, et il suffit qu'un flic nous aperçoive pour deviner qu'on vient pas avec la conscience tranquille. Je peux passer à la limite avec mon style funky seventies, mais Greg "REPRIS DE JUSTICE" écrit sur le front.

-"Mieux vaut que tu passe devant, je suis bien armé et a priori de nous deux c'est toi l'expert, l'homme de la situation. Je suis le cerbère, l'acolyte, le second couteau."

Toujours est-il que je me dirige vers la maison cible. Ca promet. La nuit est sombre, très sombre. Pas une de ces nuits new-yorkaises illuminées auxquelles je suis habitué. C'est comme si le ciel poussait Sin City à sombrer dans la criminalité. Je me retourne vers Greg.

-"J'ai cru comprendre que les serrures c'était ton fort. Passe devant, je te couvre. Si je commence à défourailler, fais-toi la malle. Inutile qu'on soit deux à tomber pour meurtre."

Visiblement, la confiance commence à s'installer. Il me dit de ne pas l'attendre en cas de coup dur. C'est le genre de phrase qui fait que j'aurais justement envie de l'aider à se sortir d'un mauvais pas. Foutue psychologie inversée! Il me demande même mon avis sur une question pour le moins importante : tuer le proprio en cas de grabuge?

"Tu n'as pas idée des emmerdes que ça pourrais t'attirer. Ici la vie a de la valeur, on ne tue pas impunément... Crois moi sur parole, tu n'as pas envie de goûter à la taule. Mais si tu as une arme, ce n'est pas seulement pour faire joli. Je compte simplement sur toi pour faire preuve de discernement. Ne panique pas et tire en dernier ressort."

Je commence à avoir assez confiance en mon partenaire pour ne pas croire qu'il jouera les cowboys. N'empêche qu'on ne peut jamais vraiment savoir comment quelqu'un réagira face à l'action. Certains perdent leurs moyens, d'autres deviennent enragés dès que l'adrénaline leur monte à la tête. Très peu savent garder leur sang-froid. Pas la peine d'être aussi pessimiste cependant. J'ajoute avec un sourire : "Mais y'a pas de raisons que ça tourne mal, pas vrai?"

Nous nous faufilons parmi les ombres et arrivons finalement derrière le bâtiment. Je me met au travail, la serrure de la porte de service ne devrait pas poser de problèmes. "Tiens toi prêt et préviens moi si on a de la visite!"

J'ai à peine le temps de franchir que j'entend un bruit de coup, je me retourne pour voir Aaron foutre des coups de savate à un corps allongé par terre. Damn, notre escapade furtive commence assez mal. J'espère que notre ami de la sécu travail seul, mais j'en doute. Son absence va finir par paraître louche, notre timing est donc de plus en plus serré.

"Faut le planquer dans un endroit plus discret!"

Même avec l'aide d'Aaron, il n'est pas facile de déplacer une telle masse. Visiblement, les vigiles sont choisis en fonction de leur masse corporelle plus qu'en fonction de leur instinct.

Une fois cette petite précaution prise, nous rentrons dans le bâtiment. Le plan dans une main, la lampe torche dans l'autre, je recherche le local technique. Première précaution : couper la ligne téléphonique de l'alarme silencieuse. J'ouvre le boîtier en question et j'y trouve un amas complexe de fils, de switchs et de prises, bien loin du schéma limpide fourni par Elroy. Après quelque secondes à me triturer les méninges, je choisi l'option de facilité et je dégomme la ligne principale qui dessert le bâtiment. La coupure téléphonique va paraître louche mais c'est un risque à prendre.

Je me dirige ensuite vers le système de ventilation... Je dévisse une grille qui ouvre sur un étroit conduit.

"Si le plan est juste, on rampe 5 mètres dans ce conduit avant d'arriver dans la colonne d'ascenceur. Ensuite une petite escalade pour arriver chez M. Thorpe qui a eu la bonne idée de s'installer au dernier étage, j'espère que tu n'as pas le vertige!"

Je pénètre dans le conduit et commence à ramper dans la poussière, bientôt suivi par Aaron. Après quelques mètres, je dévisse une autre grille et me laisse tomber dans la colonne d'ascenceur. Nous commençons tous les deux à grimper le long des cables métalliques qui servent à soulever la cabine. Aaron progresse rapidement, mais en ce qui me concerne, l'escalade est plus lente. Les années écoulées et les cigarettes fumées se rappellent à moi, je n'ai plus la vigueur de mes 20 ans. Soudain, dans un grand bruit, la colonne s'ébranle. Sous nos pieds, la cabine se soulève et se dirige vers nous. Je jette un regard inquiet à Aaron, tandis que nous nous laissons tomber sans bruit sur le toit de la cabine. Heureusement, l'ascenceur s'arrête à l'avant dernier étage, il ne s'agit donc pas de Thorpe. Avant que l'ascenceur ne redescende, je force la porte qui ouvre sur le dernier étage, l'appartement du procureur.