Dans un recoin sombre, parlons affaires

J'arrive au bar à l'heure dîte, et j'espère que mon rencard en fera autant. Sans être un habitué, j'ai passé quelques soirées attablé comme d'autres crevards. D'ailleurs la serveuse me reconnait, m'adresse un clin d'oeil coquin - pur business - et propose de m'amener un bourbon. Elle pousse à la consomation mais je suis trop heureux d'accepter. Je me choisi une table au fond du bar et me cale sur la confortable banquette en velour rouge, dans un coin de pénombre des plus confortables. La soirée ne fait que débuter, il n'y a pas grand monde, la sono passe un blues torride et la brunette qui rampe sur la scène est plutôt à mon goût. Finalement, Aaron a bien choisi le lieu du rendez-vous.

Je déboule à l'endroit fixé. J'ai pas encore rôdé ce bouge mais je sens que j'y reviendrais dans tous les cas. Pas énormément de monde, tant mieux, la stupidité de la plèbe a une forte tendance à me rendre irritable. La clientèle c'est ce que t'es en droit d'attendre de ce genre d'endroit... Des parasites. De la pire espèce. En suivant du regard les fesses d'une serveuse qui aurait pu jouer dans n'importe quel bon porno, je remarque qu'un des parasites se démarque du lot. Face de baroudeur, sapes similaires aux miennes. En règle générale, le blouson de cuir est un favori du voyou moyen. Fonzie n'est pas si loin que ça. En regardant autour, je vois personne d'autre susceptible d'être mon rencard. Faut pas se fier aux apparences, mais on peut quand même le faire un minimum. Je sais que j'aurais pas affaire à un gras dégarni allant sur sa cinquantaine. Le fait que le lascar est posé au fond valide ma supposition. Je suppose. Je m'approche donc et m'assied en face de lui, façon nonchalante, un peu de traviole, un bras sur le dossier, l'autre sur la table. Le regard passant de la salle à sa tronche.

-"Oserais-je supposer que t'es le genre de type qui recrute des gens pas recommandables par téléphone?"

Un autre looser dans mon genre débarque dans le bar peu après moi. Sa ponctualité m'inspire confiance, mais l'impression d'avoir affaire à un gamin vantard demeure. Elle ne diminue pas quand le type s'installe à ma table comme s'il possédait le bar. Néanmoins, il a vu juste en m'identifiant comme son contact.

"En effet c'est moi. J'imagine que ça ne sert plus rien de garder l'anonymat désormais : Gregory Kowalski..." Je lui tend la main pendant qu'une serveuse ramène ses jolies fesses à notre table pour prendre commande. J'espère qu'il apprécie le bon bourbon, et j'apprécierais tout autant qu'il ait l'idée de demander une bouteille...

Le côté résigné du type me plaît. A défaut d'avoir une personnalité aussi funky que la mienne, il a pas l'air complètement con. Ce qui le place devant beaucoup des gens avec qui j'ai travaillé. Il me tend la main, je lui saisis fermement. Une poignée de main ferme en dit long sur quelqu'un.

-"Aaron Yates."

Ma main à couper qu'il m'a donné un faux nom, je lui rend la pareille. C'est un non dit mais on le sait en général. Je connais pas assez ce mec pour savoir que c'est pas une balance, je prend déjà assez de risques en lui donnant mon vrai prénom. Mais un mensonge passe toujours beaucoup mieux lorsqu'il est partiellement vrai. C'est ce qui différencie l'excellent menteur que je suis du menteur de bas-étage qui va prétendre s'appeller Carl Lewis et oser espérer que ça passe crème. La serveuse que je matais y a de ça une minute se ramène et pose un verre de bourbon devant mon interlocuteur. Je la regarde, elle me regarde avec un grand sourire qui ferait bander un eunuque. Je comprend le pourquoi du comment quand je constate qu'il y a un autre verre identique sur son putain de plateau à la con.

-"Faisons comme si j'avais pris ça de mon plein gré."

Elle pose le verre qu'elle se savait capable de me vendre devant moi. J'ai pas si soif que ça, mais mon interlocuteur risque de se vexer si je bois pas avec lui.

-"C'est cet ignorant à face d'oiseau d'Elroy qui t'as rencardé sur mon cas je suppose. Qu'est-ce que t'as à me proposer?"

"Elroy, en effet..." La remarque me fais sourire, je vois qu'il n'a pas beaucoup d'estime pour les petites frappes comme Elroy. Ce qui doit vouloir dire qu'il n'en est pas une, ça nous place dans le même lot. Cette fois-ci c'est lui qui va droit au but. Il veut parler boulot, et la confiance commence à s'installer. Je n'ai pas de raison de lui cacher des détails : après tout c'est moi qui l'ai appelé, et je n'en sais pas bien long sur l'opération de toutes façons. J'attend que la serveuse soit à distance respectable. Non pas que j'ai peur qu'elle moucharde, mais elle risquerait de se vexer si elle entendait une conversation si sérieuse dans un lieu voué au plaisir.

"Donc laisse moi t'expliquer le plan, ou du moins ce que j'en sais pour l'instant : il s'agit d'entrer dans un hôtel particulier à Sacred Oaks. La sécurité est plutôt serrée, typique du quartier : caméra, vigiles, alarmes... À vrai dire, pour des types dans notre genre, pénétrer dans le quartier, ce sera déjà une effraction. Toutefois, j'ai un contact qui doit nous rencarder sur le dispositif de sécurité, ça devrait donc pas être trop difficile d'entrer. Une fois à l'intérieur, il faudra sans doute forcer un coffre. J'espère que tu as les compétences. On doit juste récupérer un dossier, rien d'encombrant. Discrétion et rapidité, c'est tout ce qui compte pour ce coup. Tu te sens une vocation de cowboy? J'ai pas besoin de ça, crois-moi. Plus vite on sera sorti, et mieux le tout se passera. Il faudra prévoir une sortie cependant, on ne sait jamais quand on tombe sur un os."

Tout en expliquant, je scrute sa réaction et vérifie qu'il m'écoute bien, malgré les nombreuses distractions offertes par le personnel.

"Alors, ton avis? Tu penses que tu as ce qu'il faut?"

J'écoute son plan attentivement. J'ai le regard dans le vague, mes oreilles travaillent, le reste est au repos, ce qui peut laisser croire que j'écoute qu'à moitié. Un truc discret dans un hôtel particulier. J'avoue que j'espérais un braquage traditionnel avec flingues, cagoules et directives hurlées et appliquées à grands coups de crosse... Mais ça peut tout de même être intéressant. Je sais forcer des coffres mais probablement pas de la façon adéquate pour le cas présent. Discrétion et rapidité par contre je sais faire.

-"Le seul moyen par lequel je sais faire péter un coffre, c'est avec du plastique. En revanche je suis plus fin que la plupart des gens ici, alors discrétion et rapidité sont dans mes cordes pour ce qui est du reste... Par contre, trois choses : j'aimerais bien savoir à qui on s'attaque, combien je serais payé, et j'insiste pour qu'on y aille armés. Je suis en ville depuis pas longtemps, mais j'ai bien compris qu'ici on tuait comme on allait chercher le pain. Tu veux faire discret, on fera discret mais à ce moment la j'ai besoin d'une lame. Et même d'un flingue en fait, j'imagine que la sécurité doit être composée de wannabes Charles Bronson."

Et puis dans ce genre de coin, tu peux justifier n'importe quel crime en disant que le type s'est introduit chez toi par effraction. Je sirote une gorgée de mon verre de bourbon. Pas mauvais ouai, ça passe.

-"En résumé : j'ai ce qu'il faut niveau compétence, il me manque juste quelques outils. Et quelques infos parce que pour l'instant ton truc sent le casse-pipe à plein nez, heureusement que je suis un foutu kamikaze."

Visiblement il pense à ce qu'il faut, plus que moi en fait. J'ai même pas posé la question de la paye! Et je n'ai pas beaucoup d'autres infos non plus.

"L'occupant de la baraque est un jeune procureur du nom de Vernon Thorpe. Un nouveau en ville, comme toi. Pour les thunes, autant faire au plus simple : on partage la prime, fifty-fifty. Je n'ai pas le montant exact, mais s'il y a bien une chose pour laquelle je fais confiance à Elroy, c'est flairer le pognon."

J'espère que ma réponse le convaincra mais j'y crois pas trop. Je suis à peine convaincu moi-même.

"Sinon pour ce qui est de l'artillerie, j'aimerais mieux éviter d'avoir à l'utiliser mais autant prévoir le pire. Je m'occuperais du coffre et toi de la sécurité. J'aurais préféré l'inverse mais on fera avec. Le reste des infos suivra bientôt mais le coup m'a l'air bien ficelé. Il faut juste trouver un bon plan de sortie. Tu as une caisse? Sinon il faudra s'en procurer une, d'une façon ou d'une autre."

En déballant mon discours, je me rends compte de tout ce que le plan comporte de zones d'ombres, et de tout ce que Elroy a oublié de me préciser. Je ne dois pas sonner de manière très convainquante, il va falloir me montrer un peu plus persuasif.

"J'aurais le reste des infos sous 24h. J'ai besoin de savoir si tu es motivé, maintenant. Le timing est serré, tu t'en doutes, sinon je ne serais pas en train de faire affaire avec un type qui n'a pas encore de réputation en ville."

Mon partenaire potentiel ayant l'air d'avoir la grosse tête, j'espère donc que cette dernière remarque fera un petit effet.

"Le coup est à prendre ou à laisser, et les dollars qui vont avec aussi. J'ai besoin d'une réponse ce soir, Aaron."

Fifty-fifty, ça va de soi. Reste à savoir ce que fifty représente a part la grande saucisse pleine de stéroïdes qui s'est fait perforé par neuf fois. Dans tous les cas, ce type ne veut pas perdre de temps. Dieu le bénisse, je déteste les "réponds moi dans la semaine" et autres conneries. Dire que j'ai pas encore de réput' est un coup bas mais c'est vrai, a priori il a pas plus de raison d'engager moi que le clochard du coin. Cela dit ça sent un peu le plan foireux quand même. Un jeune procureur, tout ça... J'aime pas me mêler de trucs politiques, je suis juste un voyou merde... Les guerres entre politicards, j'aime autant m'en tenir éloigné. Tous des pourris antisémite de toute façon.

-"Tu veux une réponse ce soir, bah tu l'auras tout de suite. Je marche. Par contre j'ai pas de bagnole, je suis arrivé ici nu comme un ver à l'exception de quelques dollars. En fait je pense que je peux même t'avouer que c'est mon premier job ici, je travaillais sur Brooklyn avant."

Et voila, faut encore que je raconte ma vie. Je lui ai peut-être donné un faux nom, mais s'il veut me balancer, il doit pas y avoir beaucoup de lascars nommés Aaron ayant effectué le trajet Brooklyn-Basin City. C'est donc la merde, je peux pas me permettre de le planter, faudra que je le couvre de manière efficace... Ouai, j'avoue que si les choses partaient en couille j'aurais été capable de le laisser sur place. Mais maintenant qu'il est capable de déballer des trucs sur moi je peux plus courir le risque. Au moins maintenant il peut vraiment compter sur moi.

-"La question qui reste Gregory, c'est : quand? Il nous faut le temps de chopper les outils de travail et le véhicule."

Soit le type est aussi desespéré que moi d'avoir un peu d'action, soit il est juste cloche, mais dans les deux cas c'est mon jour de chance puisqu'il accepte le job. Il en profite pour me raconter sa vie. Un New Yorkais? Il pourrait aussi bien venir de Tombouctou, je l'engagerais quand même. Reste seulement à régler quelques ultimes détails.

"De ton côté, tu n'as qu'à te procurer un calibre. Pas besoin d'un fusil d'assault, par contre fait en sorte qu'il ne soit pas traçable par les flics. Je m'occupe du reste : bagnole, plan et matos pour rentrer. Elroy me rappelera au cours de la journée, et j'aime autant faire le coup dès que possible, rien ne sert d'attendre."

Mon plan était déjà plein de failles, mais je met désormais ma vie entre les mains d'un type que je connais depuis moins d'une heure. Tout repose sur lui, je croise donc les doigts en espérant pouvoir compter sur lui.

"Retrouve-moi demain soir à la gare de Sacred Oaks, sur les coups de 2h. D'ici là, je te recontacterais s'il y a un changement. Quant à toi si tu veux me parler, demande à Elroy, il saura où me trouver..."

Je me lève et laisse un généreux pourboire, comme il est de coutume dans les lieux où les serveuses sont si peu vêtues. Pas besoin de s'éterniser ici. Le lieu est agréable, mais j'ai mieux à faire désormais, en particulier visiter ma boutique préférée, à deux pas d'ici, chez Lili. Pour autant que je me souvienne, ce genre de boutique est ouverte toute la nuit.